Analyse des dix mesures du rapport du Sénat sur le jeu vidéo français

Après avoir analysé l’état des lieux fait par le rapport d’information de MM. André et Bruno Retailleau, voici une analyse des dix propositions.

Analyse des dix propositions

Pour faciliter l’analyse point par point, j’ai gardé la présentation synthétique proposée en début de rapport.

1. La création d’une plateforme de valorisation et de distribution de la production française

Comme dit dans le rapport, la plateforme de distribution envisagée « s’apparenterait donc à un système hybride tel que Steam aux États-Unis, mais sans obstacles à l’entrée », avec une politique tarifaire plus favorable aux indépendants (commission de 5 à 10% au lieu de ~30% ailleurs), des services en option (relations presse) et la présence ou l’absence de DRM au choix du studio.

Dans l’idée, une plateforme de distribution digitale qui serait un service public plutôt qu’un quasi-monopole privé (de Steam), pourquoi pas. Mais, il y a malheureusement à mon sens pas mal de points d’ombre autour de ce projet.

Déjà, il est bon de rappeler que l’on ne parle que des plateformes ouvertes à la concurrence niveau distribution dématérialisée, c’est-à-dire PC/Mac/Linux/Android.  On écarte donc  une immense partie du marché des consoles de salon, mais aussi iOS ou Facebook, ce qui limite grandement le potentiel de la plateforme. Bon, ça serait néanmoins déjà ça.

Mais même en admettant que la plateforme soit techniquement irréprochable (ce qui représente tout de même un certain défi), elle ne résoudrait pas le principal problème que rencontrent les petits développeurs : la visibilité. Publier son jeu sur iOS est à la portée de tous, et reste relativement faisable sur Steam (notamment depuis la mise en place de Greenlight), mais le principal problème des petits développeurs est d’émerger dans la multitude de jeux disponibles et de se vendre. Et cette nouvelle plateforme, même avec un fort soutien des pouvoirs publics aura probablement du mal à émerger en France face à la concurrence, à moins d’avoir un fort avantage comparatif pour le consommateur par rapport à ses concurrents, ce qui ne semble pas être le cas.

Ce qui fait aujourd’hui la force de Steam par rapport à ses concurrents, c’est principalement sa base installée de joueurs (et surtout d’acheteurs). Si avec de l’optimisme on peut imaginer la plateforme nationale s’implanter en France, il ne me semble pas raisonnable de l’imaginer connaitre un grand succès aux États-Unis ou au Japon par exemple.  Or, à part quelques micro-niches, il est aujourd’hui impossible de rentabiliser un titre PC sur la France. Faute d’un marché potentiel suffisamment important, il est fort probable que la plateforme n’intéresse rapidement plus les développeurs.

Je signale au passage qu’à l’occasion de la liste des moyens de paiement évoqués, les auteurs envisagent l’utilisation du Bitcoin, monnaie dangeureuse issue de l’idéologie libertarienne.

L’idée d’une plateforme de distribution dématérialisée n’est donc à mon sens pas à enterrer, mais il y a un important choix à faire : soit ne rien faire (et donc utiliser les fonds publics à autre chose), soit lancer cette plateforme, mais avec des moyens (de promotion notamment) à hauteur de ses ambitions, pour réussir à convaincre les studios, mais surtout le grand public international. A voir donc le cout que cela représente, pour encore une fois, quasiment que le marché PC.

2. Mettre en place un fonds d’octroi de prêts participatifs géré par l’IFCIC et financé par la BPI

Les rapporteurs ont bien compris l’important besoin de financement en fonds propres des studios. La Banque Publique d’Investissement, au budget ridicule par rapport aux enjeux économiques, industriels et écologiques d’aujourd’hui, pourrait cependant être tout à fait adaptée aux entreprises de développement de jeux vidéo.

3. Instaurer un système de guichet unique pour le dépôt par les entreprises de demandes de soutien

Oui, bien sûr. Chaque organisme de soutien demande aujourd’hui des dossiers d’une grande complexité, nécessitant de très nombreuses pièces justificatives, comptables et juridiques. Il devrait être faisable d’uniformiser et de simplifier ce dossier.

4 & 5. Elargir le Fonds d’Aide au Jeu Vidéo et le Crédit Impôt Jeu vidéo.

Le rapport propose principalement de :

  • Relever le plafond des financements accordés au titre du FAJV (actuellement de 50 % du coût du projet et de 200 000 euros max)
  • Réduire le seuil minimum d’allocation du CIJV (aujourd’hui réservé à des projets de budjet supérieur à 150 000 euros)
  • De clarifier la place accordée aux critères divers critères : réduire le critère narratif, augmenter le critère gameplay, réduire le critère « culturel » et supprimer celui sur la violence

Ces mesures serait évidemment accueillies favorablement par les studios, mais posent à nouveau la question oubliée de ce rapport : pourquoi soutenir le jeu vidéo français, pour quel jeu vidéo ?

Supprimer le critère « ne doit pas être 18+ » me semble une bonne chose, d’autant que le système PEGI pose de nombreux autres problèmes (dont j’espère vous reparler prochainement). De même, baisser le seuil du CIJV pour qu’il soit accessible à des petits projets semble logique. Pris séparément, le relèvement du plafond du FAJV peut faciliter l’émergence de projets ambitieux. Par contre, combiné à la suppression des critères d’originalité ou culturels, cela revient à financer n’importe quoi. Veut-on se lancer dans une concurrence fiscale avec les autres pays en espérant que le prochain FPS militaire AAA soit développé en France ? Ou cherche-t-on plutôt à favoriser les AA et les petits jeux indépendants comme suggéré par la proposition de plateforme de distribution ? Les deux ? Faute d’ambitions claires et explicitées, les propositions manquent de cohérence.

6 & 7 Élargir le crédit impôt recherche et le statut de jeune entreprise innovante

Ces deux dispositifs ne couvrent actuellement pas les entreprises de développement de jeu vidéo. Le rapport suggère d’étendre leur définition pour qu’elles puissent en bénéficier. Tout d’abord, sur le CIR, il convient signaler qu’il s’agit d’une des plus importante niche fiscale existante, coutant aujourd’hui à l’État plus de 5 Md€, et que son efficacité est fortement remise en cause1. Ce dispositif devrait être drastiquement réduit, voir totalement supprimé.

Et les rapporteurs ne souhaitent-ils pas simplifier les démarches des dirigeants de studio ? Si les niveaux des aides précédentes (CIJV et FAJV) ne sont pas suffisants, augmentons-les alors, plutôt que d’obliger les studios à cumuler de nombreux dispositifs de soutien (CIJV+FAJV+CIR+JEI+…), tous sur des bases et des modes de calculs différents.

Ces deux mesures me semblent donc à proscrire.

8 : création d’une taxe sur les ventes pour alimenter les fonds de soutien

Cette mesure, vivement critiquée est à mon sens la piste la plus intéressante du rapport, dans l’idée. Rappelons au passage qu’un des deux auteurs du rapport, M. Bruno Retailleau, après avoir été 15 ans au Mouvement pour la France (de Philippe de Villiers), est aujourd’hui à l’UMP, parti libéral, donc a priori peu favorable à ce genre de mesure.

Pourquoi cette mesure est-elle intéressante ? Parce qu’il s’agit d’utiliser la force de la France en tant que marché pour favoriser sa production nationale (il s’agit en fait d’un mécanisme de protectionnisme qui ne dit pas son nom). Et c’est ce mécanisme qui a permis au cinéma français de survivre (non sans un certain nombre de problèmes, mais c’est un autre sujet) alors qu’il déclinait dans le reste de l’Europe.

Par contre, dans le détail de sa mise en place, la mesure n’est vraiment bien pensée. En effet, les rapporteurs « préconisent la taxation de l’ensemble des jeux vendus neufs sur le marché physique. Cette taxe serait d’un montant de quelques centimes ou dizaines de centimes par jeu ». D’abord, un montant fixe par jeu aura tendance à favoriser les jeux chers (puisqu’en proportion la taxe sera plus faible) au détriment des jeux à prix moyen et bas, domaine de prédilection des jeux indépendants.

Mais surtout, taxer uniquement le marché physique, dont la disparition n’est certes pas encore pour demain, est une grosse erreur, pour de nombreuses raisons. D’abord, cette taxe se prive d’une très large source de revenus que sont dès maintenant les jeux dématérialisés, les free-to-play, les ventes de DLC, les jeux à abonnement, les jeux financés par la publicité, demain le cloud-gaming ?, etc. Ensuite, la tendance de long terme est bien la disparition du jeu sur support physique, ce qui veut dire que la source de financement du dispositif est amené à disparaitre. Enfin, il faut bien voir que plus une assiette fiscale est réduite, plus il est facile de la contourner. On peut très bien imaginer toute sorte de ruses de la part des éditeurs pour distribuer leurs jeux gratuitement, avec le véritable contenu jeu à débloquer via un service en ligne ou même via une carte prépayée vendue hors catégorie « jeux vidéo », etc.

Même si la mise en place d’une assiette de cotisation couvrant l’ensemble des revenus du jeu vidéo sur le marché français peut être plus compliquée, c’est faisable, et c’est la seule solution viable.

9/ et 10/ Enrichir l’offre de formation à la création et à la gestion d’entreprises dans le secteur du jeu vidéo et promouvoir, notamment par le biais des collectivités territoriales, le rapprochement entre les écoles de formation aux jeux vidéo et les pépinières d’entreprises dans une approche territorialisée.

Faciliter la création de studio de jeu vidéo par des jeunes diplômés d’écoles de jeu vidéo ne peut être qu’une bonne chose, cependant cela n’a de sens que si les conditions économiques sont au préalablement réunies, sinon ces diplômés iront là où il y a de l’emploi ou des opportunités économiques, c’est-à-dire actuellement plutôt ailleurs.

Conclusion

Des mesures préconisées efficaces

L’analyse de la situation du secteur du jeu vidéo français est assez juste et les mesures proposées semblent avoir pour unique objectif de développer le secteur de jeu vidéo en France2. Et, à quelques ajustements près, elles semblent même plutôt bien adaptées à cet objectif, malgré le manque d’ambition de certaines. On comprend donc que ce rapport enthousiasme le SNJV.

Des obstacles importants

Au-delà des critiques que j’ai formulées dans cet article, deux obstacles majeurs se dressent à l’application de ses mesures.

Tout d’abord, il n’aura échappé à personne que le gouvernement actuel pratique une politique économique d’austérité, cherchant à réduire de nombreuses dépenses publiques (et donc les services publics correspondants). Dans ces conditions, la nécessité de défendre économiquement le secteur du jeu vidéo risque de ne pas être prioritaire.

Ensuite, comme l’a indiqué le sénateur André Gattolin lors de la présentation du rapport en Commission, un certain nombre de ses mesures, et en particulier la taxe, « supposerait de mener des négociations avec les autorités européennes ». Or comme l’ont montré la ratification sans négociation du TSCG ou l’avancée des négociations sur le TTIP3, le gouvernement actuel ne semble pas être dans une optique de négociation avec l’Union Européenne.

Une absence totale de vision

Au-delà des questions techniques des mesures ou de faisabilité, le rapport pêche par un manque de recul abyssal, en ne posant pas en préambule la question : pourquoi la puissance publique devrait-elle appliquer toutes ses mesures ? Quel est l’objectif ? En quoi ce transfert massif d’argent public vers des entreprises privées relève-t-il de l’intérêt général ? La question, qui devrait pourtant être primordiale, n’est pas du tout abordée. En quoi le jeu vidéo peut-il apporter quelque chose à la société, à l’humanité ? Et quels jeux vidéo permettent cela ? Et donc finalement, quel jeu vidéo français voulons-nous soutenir ? Je suis sûr que certaines personnes auditionnées, comme Olivier Lejade ou Mathieu Triclot (et sans doute d’autres que je ne connais pas) devraient avoir des idées sur ces questions, si on leur pose.

S’il s’agit de soutenir une industrie pour des questions économiques ou d’emploi, on pourrait alors en faire de même pour tout autre secteur économique, et pour bon nombre pour moins cher et pour un intérêt général plus évident.

Cependant, pour conclure sur une note positive : ces mesures, si certaines voient le jour, auraient le mérite de maintenir en vie un secteur économique et culturel essentiel, aujourd’hui en difficulté. Cela permettrait un maintien et un développement des compétences des créateurs français, en attendant un projet plus ambitieux pour le jeu vidéo français4.

  1. Crédit d’impôt recherche : la grande gabegie
  2. On trouve par exemple p 82, sur l’extension du statut de jeune entreprise inovante aux studios : « Une telle évolution serait profitable au secteur des jeux vidéo, et ne peut être qu’encouragée par vos rapporteurs ».
  3. Accord de libre échange entre l’Union européenne et les États-Unis, nommé Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI, TTIP en anglais). Pour plus d’infos, lire par exemple le TTIP : la pire menace pour les peuples d’Europe ou Les menaces de l’accord commercial transatlantique
  4. tel que je vous le présenterais d’ici fin 2016

1 réflexion sur « Analyse des dix mesures du rapport du Sénat sur le jeu vidéo français »

  1. Gattolin

    Merci tout d’abord pour votre article et le soin que vous
    apportez à sa lecture et à l’analyse critique des propositions
    faites. Sur certains points, nos analyses sont différentes, ce qui
    est bien normal. Il m’est impossible de répondre ici à toutes les
    problématiques que vous soulevez, mais j’aurais grand plaisir à
    vous rencontrer avec mon co-rapporteur pour en discuter avec vous.
    Tout ceci est du « work in progress » pour faire avancer la réflexion
    des pouvoirs publics qui jusqu’à présent ont trop négligé le
    secteur du jeu vidéo. Vous pouvez me joindre à l’adresse suivante :
    a.gattolin@senat.fr Bien à vous André Gattolin
    (co-rapporteur)

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