[Reprise] Jeux vidéo, art et culture (Sébastien Genvo)

Sébastien Genvo, maître de conférences à l’université de Lorraine, enseignant-chercheur sur les enjeux artistiques et culturels des jeux video, auteur notamment du livre, Le jeu à son ère numérique : Comprendre et analyser les jeux vidéo et qui réalise actuellement une série de vidéos (que je vous recommande) sur les théories des jeux vidéo tenait le week-end dernier une conférence intitulée Jeux vidéo, art et culture, dont je reproduis avec son autorisation le contenu ci-dessous (la transcription en texte est de moi).

Version audio, enregistrée par Nicolas Burki.

Texte

Une nouvelle forme d’art ?

Les jeux vidéo quittent peu à peu leur image traditionnelle de média pour des jeunes adolescents qu’ils avaient notamment dans les années 80. Par exemple dans les années 80, beaucoup de films mais aussi les médias, insistaient sur le fait que le jeu vidéo était avant tout pour les jeunes garçons ou adolescents.

On se rend compte que cette image de loisir pour adolescent masculin est en train de changer. Au cours des années 2000 notamment, plusieurs manifestations qui sont emblématiques de ces logiques d’institutionnalisation, de légitimation artistique et culturelle des jeux vidéo ont eu lieu : l’exposition Museogame en 2010 au Conservatoire National des Arts et Métiers, lieu symbolique par rapport à cette thématique-là et Game Story, une autre exposition qui a fait beaucoup de bruit, au Grand Palais, autre lieu très symbolique. On se rend compte que les jeux vidéo sont de plus en plus acceptés comme une forme culturelle dominante et prennent de plus en plus la voie de l’institutionnalisation en tant que forme d’art.

Un autre évènement symbolique de cette tendance de légitimation des jeux vidéo a eu lieu en 2006 quand trois auteurs-concepteurs de jeux vidéo ont été fait chevaliers de l’ordre des Arts et Lettres : Michel Ancel (Rayman), Frédéric Raynal (Alone in the Dark) et Shigeru Miyamoto (Mario et Zelda). Ces évènements nous incitent à penser le jeu vidéo comme forme culturelle, comme forme d’art. On peut notamment lire sur le site du ministère de la culture : « avec un chiffre d’affaires mondial (équipement et jeu) de 52 milliard d’euro en 2011 le jeu vidéo est devenu la première industrie culturelle mondiale devant le cinéma et la musique enregistrée. Longtemps assimilé à un logiciel, le jeu vidéo est désormais reconnu comme une œuvre de l’esprit doté d’un contenu éditorial et artistique original. En tant qu’œuvre de création, les jeux vidéo véhiculent des valeurs culturelles des pays où ils sont élaborés ». En tant que chercheur, sociologie et historien des jeux vidéo, c’est une phrase qui m’interpelle. Il faut savoir que le terme « industrie culturelle » n’est pas un terme neutre. Si l’on remonte un peu dans le temps pour comprendre comment il a été forgé, on trouve que ce sont deux sociologues, de ce que l’on appelle l’école de Frankfort qui ont forgé ce terme pour critiquer l’uniformisation des pratiques et des contenus qui découle de l’industrialisation de la culture.

Ce terme a au fur et à mesure changé de signification, mais ce qui m’intéresse c’est que si l’on dit que le jeu vidéo véhicule des valeurs culturelles, il faut se poser la question : de quelles valeurs culturelles parle-t-on ? Il faut avoir à l’esprit que le jeu vidéo est la première industrie culturelle qui est fondamentalement globalisée, pour de nombreuses raisons, notamment des couts de production importants et une distribution de plus en plus dématérialisé, visant donc un public global. Ces logiques ont un impact sur les contenus, sur ce que les jeux vidéo peuvent dire. Par exemple, une des raisons du succès de Nintendo est que cette société a tout de suite compris que le jeu vidéo était une industrie culturelle globalisée et ils ont donc adaptés à la fois la stratégie commerciale et le contenu de leur les jeux au fait de devoir d’adresser à un public du monde entier. Super Mario est un jeu japonais, qui pourrait véhiculer les valeurs culturelles du Japon, mais on ne peut pas s’empêcher de voir que dans Super Mario on dirige un plombier italien qui vit à Brooklyn, qui mange des champignons pour devenir plus grand (comme dans Alice au pays des merveilles) qui grimpe à des haricots pour aller dans les nuages (comme dans Jack et le haricot magique). L’identité culturelle de Mario est donc assez multiple et l’on voit que Nintendo a pensé à inclure dans ses jeux des références culturelles issues de différents pays pour essayer d’intéresser un public mondial.

On compare souvent le jeu vidéo au cinéma en termes de chiffre d’affaires pour monter combien c’est  une industrie importante, mais en termes de contenu, qu’est-ce que les jeux vidéo sont capables d’exprimer par rapport à d’autres médias ? Si l’on prend par exemple le cinéma au bout de 50 ans d’existence (le jeu vidéo ayant aujourd’hui environ 50 ans d’existence), qu’était-il capable de nous raconter dans les années 40 ? On pouvait trouver des films engagés politiquement, divertissant et qui avait une forme de réussite économique, comme par exemple Le Dictateur de Chaplin. Dans la bande dessinée, on peut également trouver des œuvres politiquement engagées, comme Maus d’Art Spiegelman sur la Shoa ou American Splendor d’Harvey Pekar sur la misère sociale aux EU. Dans le jeu vidéo, on ne trouve presque pas d’œuvres engagées politiquement, florissante économiquement et divertissantes. Pourquoi n’y-a-t-il pas dans le jeu vidéo une expression de thématique aussi diversifiées que dans les autres médias ?

Des facteurs externes

Il y a d’abord des facteurs externes qui ont fait que les jeux vidéo se sont concentrés sur un type très particulier de thématiques. Stephen Kline, un chercheur américain, a montré que de façon dominante les jeux vidéo ont adressé des thématiques qui relevait du conflit, de la guerre, du combat, etc. en somme une masculinité militarisée. Et il y a des facteurs qui ont renforcé ce type de thématique. Les jeux vidéo sont nés d’expérimentation d’étudiants ingénieurs hackers au début des années 60 dans les instituts des États-Unis. Par exemple Spacewar, un des premiers jeu vidéo, a été créé par des hackers (des gens qui détournaient l’usage premier d’un ordinateur pour créer un jeu dessus). Spacewar est un jeu de combat spatial qui reflète bien la culture des hackers de l’époque : un environnement de recherche en grande partie financé par le département de la défense des États-Unis, dans un contexte de guerre froide. Les jeux créés par les hackers, passionnés de science-fiction, reflètent le contexte dans lequel ils ont inventés les premiers jeux vidéo. Sans faire toute l’histoire des jeux vidéo, on peut mentionner quelques jalons importants lors de leur naissance.

D’abord les jeux vidéo ont été mis à disposition du grand public dans les salles d’arcade et les bars, qui est un contexte assez particulier : éminemment masculin et dans lequel il fallait avoir des jeux avec une rentabilité rapide car le principe de ces jeux là est que le joueur mettait des pièces dans le monnayeur. Les gérants de bar et de salle d’arcade voulaient donc des jeux qui se  jouent rapidement, des jeux de reflexe, d’action, etc. Au début du jeu vidéo, les jeux d’arcade représentait 80% du marché, avant que les consoles de salon ne commencent à s’imposer. Tous ces facteurs ont renforcé la tendance de l’industrie des premiers jeux vidéo a fonder sa croissance en faisant des jeux avant tout pour les adolescents masculins. Cela permet d’expliquer pourquoi certaines thématiques se sont développées par la suite de façon dominante dans l’histoire des jeux vidéo.

Mais cela mérite d’être nuancé un peu, car en parallèle, il existait des jeux qui avaient d’autres modèles de développement et de distribution, notamment sur micro-ordinateur (comme l’Apple II), sur lequel il n’était pas rare de voir des programmeurs vendre leur jeu par courrier, par petites annonces, etc. ce qui a permis de développer des jeux qui abordaient des thématiques un peu différentes de celles trouvées en salles d’arcade et sur console de salon (qui était principalement des adaptations des premiers). Des modèles alternatifs de développement au cours des années 80 ont permis l’existence d’autres thématiques non dominantes (puisque de toute façon les micro-ordinateurs ne rivalisaient pas avec les salles d’arcades en termes de chiffre d’affaires). On peut citer par exemple Froggy Software (société française) qui a créé des jeux d’aventure textuelle et notamment des jeux avec une certaines connotation sociale comme « le Mur de Berlin va sauter », qui fait écho au contexte social et politique de l’époque. A la même époque aux États-Unis on faisait beaucoup de jeux qui se rapprochait de ce jeu mais très ancrés dans les thématiques de Tolkien heroic-fantasy, etc. On peut aussi citer mewilo, un jeu dans le même genre, français également et développé en 1988 qui revient sur l’histoire de la Martinique, en insistant notamment sur l’esclavage et la colonisation. Il y a donc eu des jeux à la marge du modèle économique dominant.

Des facteurs internes

On vient de voir des facteurs externes qui peuvent expliquer pourquoi il y a eu certaines valeurs culturelles qui se sont imposées aux jeux vidéo au cours de leur histoire.

Mais il y a également des facteurs internes. Il faut se dire que lorsque vous êtes dans une salle de cinéma, cela peut vous arriver de vous ennuyer, de relâcher votre attention sur le film. Cela peut être une technique de mise en scène résultant d’un choix du réalisateur pour mieux vous surprendre ensuite. Mais dans le jeu vidéo, le game-designer n’a pas ce luxe de pouvoir vous ennuyer : si à un moment vous vous ennuyez, vous lâchez la manette et ça va être très difficile de vous rattraper pour vous remettre devant votre poste. Au cinéma, vous pouvez difficilement vous levez, d’autant que vous avez payé votre place et que le contexte n’est pas adapté.

Dans le jeu vidéo, il y a un impératif d’action, et cela peut avoir une incidence sur les émotions qu’on peut exprimer et essayer de transmettre. Il y a en effet certaines émotions qui se prêtent mieux à cet impératif d’action – il faut inciter le joueur à agir, il faut toujours lui donner envie d’avancer dans le jeu : des émotions comme la peur, l’angoisse, la colère facilitent l’impératif d’action. Par exemple quand on a peur on sait tout de suite comment agir, vers où se diriger. Il y a donc des « grosses ficelles » du game-design qui font que l’on a eu certaines émotions qui ont eu tendance à être favorisées parce qu’elles répondent plus facilement à l’impératif d’action. C’est peut-être pour ça aussi que l’on pleure plus difficilement devant un jeu vidéo que devant un film, en écoutant de la musique ou en lisant un bouquin. Devant un jeu vidéo, à part quelques exceptions, dont on se souvient bien justement pour cela, les cas sont rares. Comment faire éprouver de la tristesse dans les JV alors même qu’il y a cet impératif d’action ? En effet la tristesse a plutôt tendance à rendre apathique. Peut-elle bien se marier avec le jeu vidéo ?

Pour illustrer l’utilisation de la peur comme impératif d’action, voici une petite vidéo d’Amnésia, qui est selon moi un des jeux les plus terrifiants qui ait été fait, pour illustrer la façon dont on peut susciter l’impératif d’action en créant des émotions qui peuvent susciter la peur ou l’angoisse.

Les jeux d’horreur montrent de façon exemplaire la façon dont les jeux vidéo procèdent de cet impératif d’action. Mon collègue Bernard Perron, chercheur québécois spécialiste des jeux d’horreur a étudié la façon dont la bande son et les effets de mise en scène peuvent inciter le joueur à agir.

Mais pour nuancer un peu ce que je viens dire, il y a d’autres jeux qui peuvent faire éprouver de la tristesse en jouant avec cet impératif d’action. Les jeux vidéo peuvent bien sûr faire éprouver tout un panel d’émotions, il faut juste mener une vraie réflexion sur la façon dont cela peut être fait. Dans une industrie qui s’est construit en s’adressant au départ à des adolescents masculins et en ayant cette « grosse ficelle » facile d’usage que sont la peur, l’angoisse etc., on n’a pas encore mené cette réflexion sur comment développer d’autres type d’émotions.

Mais il y a des jeux qui ont complexifié un peu l’impératif d’action pour faire ressentir d’autres émotions au joueur. Un exemple très connu est Ico : vous êtes un petit garçon qui doit s’occuper d’une petite fille fantôme pour lui faire éviter d’être capturée par des ombres et vous avez besoin d’aide pour vous échapper d’un labyrinthe. Le joueur n’a alors plus peur pour son personnage, qui ne peut pas mourir, mais il se met à avoir peur pour la petite fille, qui elle peut se faire enlever. Cela créer un lien d’empathie envers un personnage secondaire, ce qui est un puissant moteur pour pouvoir faire ressortir d’autres types d’émotions. On peut également citer The Walking Dead, qui est l’adaptation de la bande dessinée connue, et qui en jeu vidéo est très intéressant, car c’est une sorte de narration interactive. Il a été loué par les critiques comme un jeu extrêmement triste et poignant. On y incarne Lee, qui va rencontrer une petite fille, Clementine, qui est à la recherche de ses parents dans un monde infesté de zombies. On va donc aider Clementine à essayer de retrouver ses parents et au fur et à mesure, on doit prendre soin d’elle et un vrai lien se tisse entre le personnage principal et Clémentine, ce qui concourt à créer d’autres type d’émotions. Ce qui est très intéressant dans The Walking Dead, c’est que l’on doit régulièrement faire des choix très tranchés, qui ont une influence sur la suite de l’histoire. En fonction de ces choix on va pouvoir développer différentes émotions envers la petite communauté de personnages qui se crée autour de nous.

Une forme d’expression à part entière

Cela nous amène enfin à développer une réflexion sur ce qui fait du jeu vidéo une forme d’expression à part entière. A l’inverse du cinéma, jouer c’est faire des choix, c’est-à-dire que l’on fait l’exercice des possibles. S’il n’y a pas de choix ou d’aléatoire, le jeu ne va pas être très ludique. Et c’est ce qui est intéressant dans le jeu vidéo, c’est que l’on met le joueur face à des choix pour lui demander d’assumer les conséquences de ses choix, et par les conséquences de ses choix lui faire ressentir des émotions. On ressent bien cette spécificité du jeu vidéo en tant que forme d’expression qui est de faire naitre des émotions des choix que va faire le joueur dans The Walking Dead (que je vous encourage à essayer).

S’il y a bien des modèles dominants dans l’industrie du jeu vidéo qui tendent à l’uniformisation de certaines thématiques vers certains types de public, l’industrie cherche à se diversifier, tout simplement pour soutenir sa croissance. De plus en plus de jeux vidéo cherchent à s’adresser aux femmes ou aux jeunes enfants, notamment depuis la Wii de Nintendo qui a vraiment été cette console qui a essayé de toucher le « casual gamer », le joueur occasionnel qui n’était pas nécessairement familier avec le jeu vidéo. Parmi ces modèles de développement un peu alternatifs qui coupent avec les logiques dominantes, on assiste à l’émergence de modèles de développement alternatifs à travers ce qu’on appelle les jeux indépendants. Il y a notamment un festival de jeu à San Francisco [Independent Games Festival] qui est un peu l’équivalent du festival de Sundance pour le cinéma indépendant (qui propose des films différents des blockbusters hollywoodien). Le jeu qui a gagné le grand prix l’année dernière, Cart Life, permet d’incarner une mère de famille ou un vendeur de journaux immigré aux Etats-Unis et tout le jeu consiste à vous faire gérer votre stand de journaux. Vous êtes vraiment dans la misère et il faut vendre le plus de journaux possible pouvoir nourrir votre chat, payer voter chambre d’hôtel, nourrir votre petite fille, etc. C’est un jeu à la frontière du jeu vidéo, qui explore deux types de thématiques pour montrer que les jeux vidéo peuvent aujourd’hui aborder des thématiques différentes, particulières.

Pour conclure, ce qu’il est important de retenir, c’est que le jeu vidéo est aujourd’hui une forme d’expression qui est capable de véhiculer certaines idéologies, certaines émotions. Quand on parle de jeux vidéo, il est important de ce demander en quoi ils permettent de mieux comprendre les arts et les médias du XXIème siècle et pourquoi cette nouvelle forme d’expression peut faire naitre ou réfléchir à des sujets de société ou en tout cas nous transporter dans d’autres univers à leur façon.

 

Pour aller plus loin :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.