Idéologie du jeu vidéo 2/2

Analyser l’idéologie des jeux vidéo en étudiant leur contenu – pris individuellement ou en essayant d’en dégager les caractéristiques dominantes – permet surtout d’amorcer une réflexion sur les conditions de production des jeux vidéo. Mais cette approche, en se concentrant sur les aspects audiovisuels et scénaristiques, néglige l’aspect fondamentalement informatique du jeu vidéo d’une part, et son aspect ludique d’autre part … soit finalement les deux éléments qui constituent le cœur du jeu vidéo.

Si le contenu d’un jeu vidéo est l’aspect le plus visiblement porteur d’idéologie, c’est aussi le moins profond, puisqu’il est même parfois possible de décliner un même jeu en en changeant simplement l’habillage graphique.

Mais il existe une véritable idéologie du jeu vidéo, non pas portée par les jeux vidéo, mais contenu dans le jeu vidéo lui-même. « Le message, c’est le médium » ((« (…) en réalité et en pratique, le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un médium sur l’individu ou sur la société dépendent du changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie. » Marshall McLuhan : Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’homme, 1964)), célèbre formule de Marshall McLuhan, s’applique peut-être plus qu’à tout autre média au jeu vidéo.

TINA

La prise en main d’un nouveau jeu vidéo passe toujours par une phase d’adaptation du joueur aux règles du jeu. Aujourd’hui plus souvent par un tutoriel détaillé, hier par la lecture du manuel ou par des séries d’essais et d’échecs (« est-ce que je peux sauter sur cette plateforme ? », « est-ce que je peux ouvrir cette porte ? », « est-ce que je peux parler à ce personnage ? »).

Au final, c’est toujours au joueur de s’adapter aux règles du jeu, qu’il ne peut changer ((Il existe certains jeux dont il est possible de modifier les règles via des mods, mais cela ne concerne quasiment que les jeux sur PC, et demande un niveau de compétence important)). L’adaptation du joueur aux règles n’est pas propre au jeu vidéo : c’est le principe de base du jeu en général, condition nécessaire à son bon déroulement.

Mais alors que dans un jeu de carte ou de plateau, les joueurs peuvent facilement d’un commun accord modifier les règles du jeu, ce n’est pas possible dans un jeu vidéo du fait de sa structure de logiciel informatique : les règles sont inscrites dans le code du jeu.  Ainsi, si le jeu ne prévoit pas une option, elle est absolument impossible.

Cette idée, qui s’explique par des considérations techniques n’en porte pas moins (involontairement) un fort message idéologique qui dépasse simplement le jeu : les règles sont les règles, et il n’y a pas d’alternative. Formulation qui n’est pas sans rappeler la formulation « there is no alternative » de Margaret Thatcher ((Comme le note Mathieu Triclot dans Philosophie des jeux vidéo, 2011, éditions Zones, p.202)), la forte tendance politique actuelle à un positivisme juridique ((Sur le positivisme juridique, lire la série de billets de Jacques Sapir publiés sur son carnet Russeurope, à commencer par “(I) Comment sommes-nous dépossédés de la démocratie”)) total ou plus simplement l’idée qu’il faut se soumettre aux règles et non tenter de les changer.

Un monde de ressources

Les jeux vidéo sont des logiciels, programmés le plus souvent dans un langage de programmation orienté objet ((Programmation orientée objet sur Wikipedia)) ou dans une logique similaire : chaque entité du jeu est un objet au sens informatique : il possède des propriétés (prix, points de vie, puissance, etc.) et des fonctions (avancer, tirer, produire, s’ouvrir, etc.) qui sont des algorithmes informatiques exécutant une série d’instructions dont le résultat dépend de la valeur des différentes propriétés des autres entités. Et du choix des données représentées et des données non représentées va découler une idéologie particulière. Or le choix des propriétés qui seront représentées dans le jeu est guidé par le gameplay et seront donc uniquement intégrées au jeu les propriétés utiles au gameplay.

Il en découle une représentation du monde sous forme d’indicateurs – le plus souvent des valeurs – que, contrairement au scénario, le joueur ne peut ignorer puisqu’il s’agit du cœur du jeu, ce avec quoi il interagit en permanence. Cette modélisation du monde sous forme d’une gigantesque base de de données accompagne et participe, à son échelle, à la fascination très rependue pour les indicateurs : chiffres, statistiques et sondages.

Le jeu vidéo repose intrinsèquement – et inévitablement, par son caractère de logiciel – sur l’idée que l’on connaît exactement l’effet de chaque objet. Telle arme fait exactement 23 pts de dégâts (ou entre 15 et 31, mais on le sait) ; tel commissariat réduit exactement la criminalité de 10 points dans un rayon de 1 km ; convertir un citoyen en scientifique produira 4 points de science par tour, permettant de découvrir en 3 tours au lieu de 4 la prochaine technologie (connue d’avance) ; faire une bonne blague à un ami vous vaudra 2 points d’amitié … Les jeux de simulation étant bien sûr l’illustration par excellence de cette idéologie, puisque prétendant représenter le monde de manière « réaliste ».

Au fond, le processus consistant à analyser le monde à travers un ensemble d’indicateurs et de déterminer des actions à effectuer en conséquence est le cœur de tout processus de direction. Le jeu vidéo est donc un apprentissage du rôle de dirigeant. Mais plus précisément encore, l’omniprésence du marchand dans les jeux d’une part ((cf « Le marchand et le marché comme évidences » dans Idéologie des jeux vidéo 1/2.)) et les choix des données utiles uniquement d’autre part donnent au jeu vidéo une vision du monde qui correspond à celle d’un dirigeant dont l’objectif est de gérer des ressources afin d’optimiser les revenus : une vision patronale du monde.

Vu que dans les jeux vidéo tout n’est que ressource, ce qui concerne l’humain l’est aussi, le joueur pourra effectivement considérer les ressources humaines comme un indicateur comme un autre pour prendre ses décisions : perdre 30 points de vie pour ramasser cet objet ? Mourir au point A pour faire diversion pendant que l’équipe passe en B ? Sacrifier 10 soldats unités pour faire perdre 500 d’or à l’adversaire ? Etc. Plus encore qu’une mise en base de données du monde, le jeu vidéo procède même parfois d’une déshumanisation.

Une logique de pouvoir absolu

A de rares exceptions près, les jeux vidéo accordent au joueur un contrôle total de son avatar, si bien que c’est même devenu pour beaucoup de titres de la presse spécialisée un des critères de notation, la « maniabilité », qui exprime à quel point le jeu exécute correctement ce que l’on lui commande de faire. En pratique, il est en effet agaçant de rater un saut par-dessus un précipice parce que le jeu n’a pas pris en compte l’instruction à temps (ça peut aussi fournir une bonne excuse, mais c’est un autre sujet…) ce qui se soldera souvent par un « mais saute bordel ! » adressé à notre personnage, dont on se désolidarise au passage le temps de l’échec.

De même dans les jeux ou l’on dirige plusieurs unités, la règle est qu’ils exécutent exactement les ordres, souvent accompagné d’un acquiescement vocal. Quelques jeux de stratégie prennent en compte le moral des troupes, celles-ci pouvant refuser de se battre ou fuir le combat de peur de mourir, mais ils sont peu nombreux. Les Sims sont aussi un exemple de jeu un personnage peut parfois refuser un ordre, mais là encore, il s’agit de situations extrêmes ; en général un sim obéi. L’ordre instantanément exécuté est la règle, le plus souvent même totalement implicite, qui régit le jeu vidéo.

Soutenu par un scénario justifiant cette position démiurgique, cette situation de pouvoir absolu devient paradoxale dans les jeux de stratégie/gestion mettant en scène un univers démocratique, comme SimCity (simulation de ville des Etats Unis – où les maires sont élus) ou encore les régimes de type « république » ou « démocratie » dans Civilization : quelle que soit la volonté supposée du peuple représenté dans le jeu, le joueur n’est pas révocable.

Cette idéologie profondément antidémocratique fait bien partie de l’idéologie intrinsèque du jeu vidéo ((L’aspect antidémocratique du jeu vidéo est analysé, tant sur le fond que sur la forme dans John Crowley « L’imaginaire politique des jeux vidéo », Critique internationale 1/2008 (n° 38), p. 73-90. DOI : 10.3917/crii.038.0073.)) : si les protagonistes des jeux d’action étaient libres, si les soldats des jeux de guerre refusaient de tirer, si les citoyens des villes virtuelles s’organisaient en communautés autogérées… il n’y aurait plus besoin du dictateur incarné par le joueur, et donc plus de jeu.

Quels effet sur les joueurs ?

Si je soulignais déjà dans l’article précédent la difficulté d’étudier les effets du contenu idéologique des jeux vidéo sur les joueurs, le problème est ici encore plus complexe. Car pour étudier les effets que l’expérience de jeu peut avoir sur le joueur, il faut déjà être capable d’analyser précisément cette expérience de jeu. Or les études scientifiques sur les jeux vidéo sont aujourd’hui très majoritairement orientées sur le contenu du jeu – ses images, ses règles (les « game studies ») – et non sur l’expérience de jeu (les « play studies »).

Compte tenu de son caractère actif (et donc fortement impliquant) du jeu vidéo, de sa proximité avec les processus d’apprentissages et de son caractère répétitif, on ne peut pas a priori exclure que certains schèmes d’interprétation et de fonctionnement venant des jeux vidéo imprègnent notre  vision du monde.

Mais pour mieux comprendre les effets que le jeu vidéo peut avoir sur notre façon de concevoir le monde, il faut que les sciences humaines s’intéressent plus au jeu vidéo en tant qu’expérience impliquante. En attendant, on ne peut que conjecturer l’impact de l’idéologie du jeu vidéo sur les joueurs.

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