Idéologie des jeux vidéo 1/2

Les jeux vidéo, en tant que médias, sont porteurs de messages, de manière parfois explicite et évidente et toujours de manière implicite. Ils sont donc porteur d’une certaine vision du monde, c’est-à-dire d’un ensemble d’idées et de valeurs qui n’ont pour les auteurs pas besoin d’être explicitées car elles sont considérées comme la norme. C’est ce que j’appellerai ici l’idéologie.

Idéologie des jeux dominants

Parler de l’idéologie des jeux vidéo peut avoir à première vue autant de sens que de parler de l’idéologie des livres ou de l’idéologie des films, c’est-à-dire aucun sens. On trouve en effet dans les jeux vidéo à peu près toutes les idéologies qui existent. Je m’attacherais donc ici à décrire les idées véhiculées par les productions vidéoludiques dominantes, au sens des jeux bénéficiant de la plus large diffusion et de la plus grande exposition médiatique et commerciale.

Un monde militarisé et violent

La guerre a toujours été présente dans les œuvres culturelles, des récits aux films en passant par les tableaux ou les chansons, mais les jeux militaires occupent une place particulière dans la production de jeux vidéo : ils font partie des jeux qui bénéficient des plus gros budgets de production et des plus gros budgets de promotion, et sont surreprésentés dans les classements des meilleures ventes.

Les principales idées véhiculées par ces jeux sont que la guerre est un état de fait normal, mais aussi que les conflits se résolvent par la force, même quand il s’agit de conflit contre des rebelles (« des terroristes » s’il s’agit de méchants). Cette idéologie accompagne parfaitement la théorie des États-Unis de la « guerre contre le terrorisme » et du choc des civilisations qui l’inspire, en particulier de depuis le 11 septembre1. On constate l’augmentation des thématiques centrées sur les opérations spéciales agissant au mépris de tout droit international et souvent même des droits de l’homme (légitimé par le caractère juste de la cause). L’assassinat d’un leader des forces adverses est un objectif de mission fréquent.

L’individualisme et les modèles de réussites

Cela est évidemment étroitement lié à la structure monojoueur d’une grande partie des jeux d’une part et à l’idée ancestrale du héros d’autre part, les jeux vidéo véhiculent l’idée qu’un individu seul peut radicalement changer le monde ou le cours de l’histoire.

Mais ce modèle de héro repose le plus souvent – du fait du point précédent – un sur modèle de réussite basé, si ce n’est uniquement sur la force, au moins sur l’idée que la réussite consiste à être meilleur-e que les autres. Cette idée est n’est pas propre au jeu vidéo et découle du caractère ludique du jeu vidéo ; la plupart des jeux (vidéo ou non) consistent à triompher sur ses adversaires de jeu. Mais grâce aux possibilités techniques offertes aux jeux vidéo par la mise en réseau, cette idée de compétition devient celle de chacun contre tous avec notamment les classements en ligne mondiaux.

Depuis quelques années, même les jeux dont le gameplay est fondamentalement fait pour du jeu en équipe se sont adaptés et il est maintenant possible d’avoir un classement en ligne « solo » à des jeux joués en équipe. Dans le même ordre d’idée, les jeux de foot ont vu l’apparition puis la prise d’importance progressive des modes de jeu dédiés à la carrière d’un seul joueur. Dans les deux cas, l’équipe devient uniquement le moyen d’atteindre le véritable objectif : la réussite individuelle.

Cette idée de compétition entre tous se retrouve dans le jeu, à un niveau plus global, dans la plupart des jeux de stratégie : l’unique objectif est d’écraser les autres peuples/civilisations/espèces, le plus souvent par la force militaire.

Le marchand et le marché comme évidences

Dans quasiment tous les jeux vidéo, tout s’achète et se vend, c’est une évidence. Vous avez besoin d’une épée pour sauver un village des envahisseurs ? Pas de problème, le forgeron peut vous la vendre (vous ne pensiez quand même pas que sous prétexte que vous allez sauver toute sa famille et ses amis il vous donnerait ou la prêterait ?). Vous êtes un soldat d’élite et vous avez besoin d’améliorer votre arme ? C’est bien sûr possible grâce aux crédits gagnés lors des missions précédentes (vous ne pensiez quand même pas que l’armée fournit à ses soldats le meilleur équipement possible ?). Cette logique du tout marchand est bien sûr en grande partie justifiée par des facilités de game design, permettant d’offrir au joueur des options d’évolution diverses, mais il n’en reste pas moins un aspect récurant d’une immense partie des jeux, même lorsque cela est illogique ou anachronique.

Poussée encore plus loin, cette idée du tout marchand devient l’idée même que le marché (globalisé) est une évidence. La présence d’un système de marché global dans un jeu massivement multijoueur peut encore se comprendre2, mais récemment, un jeu profondément solo comme SimCity 5 a introduit la possibilité d’échanger toutes les marchandises sur un marché global (fluide, transparent et régulé uniquement par l’offre et la demande).

L’illustration la plus criante de cette idéologie est le jeu Diablo 3, dans lequel tous les joueurs, même lorsqu’ils jouent seuls, sont connectés à une place de marché où il est possible de vendre et d’acheter (contre de la monnaie du jeu ou réelle) tous les objets. Et contrairement à beaucoup d’aspects idéologiques des jeux vidéo qui ne sont qu’un habillage scénaristique du jeu, cette idée n’est pas ici sans conséquence sur le gameplay, puisque l’hôtel des ventes devient à haut niveau une véritable nécessité.

Sexisme

Les jeux vidéo sont porteurs d’une vision extrêmement sexiste de l’espèce humaine, et des femmes plus particulièrement. Les personnages féminins sont soit excessivement sexualisés, soit des cruches qu’il faut sauver (et qui constituent alors une récompense), soit … complètement absents. Les hommes sont nettement mieux représentés, et l’on trouve beaucoup plus de héros ou de personnages masculins ayant une véritable profondeur de caractère, loin d’être limité un unique trait comme les femmes. Mais il existe cependant aussi une forte tendance à représenter systématiquement le héro comme une caricature extrême de la virilité : force physique et muscles surdéveloppés, violence, absence de sentiments, etc3.

Les jeux conçus spécifiquement pour les filles et les femmes véhiculent une image des femmes qui seraient incompétentes (les jeux « pour filles » étant généralement très faciles), n’aimant comme couleur que le rose et dont les centres d’intérêt seraient uniquement centré autour d’une activité correspondant au rôles stéréotypiques féminins les plus sexistes : s’occuper des enfants (ou des petits animaux mignons), de la cuisine, du mariage, ou d’un métier en rapport avec la beauté (la mode, la décoration)4.

Un constat à dépasser

Les créateurs des blockbusters du jeu vidéo sont-ils des abrutis pour faire de tels jeux ou cherchent-il délibérément à influencer les joueurs ? Aucun des deux évidemment : en l’absence de volonté d’insuffler une idéologie particulière à un jeu, il n’est que le reflet de l’idéologie dominant dans le milieu de sa production. Pour les jeux occidentaux, ils sont principalement produits aux États-Unis d’Amérique (et au Canada). Et comme l’idéologie dominante d’une société est l’idéologie de sa classe dominante, on retrouve dans les jeux américains la vision du monde de la classe dominante américaine : impérialisme militarisé et « guerre contre le terrorisme », valorisation de l’individualisme et marchandisation du monde. D’où l’importance de promouvoir la diversité des conditions de création, via le prisme du droit d’auteur, ou au niveau français de la défense du jeu vidéo français.

Quant au sexisme des productions, il s’explique lui plus d’une part par la sous-représentation féminine dans les studios (et encore plus aux postes de direction), et d’autre part par la volonté commerciale de cibler uniquement le cœur de cible traditionnel de ces jeux : les jeunes hommes et garçons5.

Ce triste constat étant fait, il est nécessaire de prendre du recul, ce que se gardent généralement de faire les habituels détracteurs du jeu vidéo qui dénoncent régulièrement la violence dans les jeux (mais beaucoup moins régulièrement les autres tropes idéologique des jeux vidéo) dans les médias dominants.

D’une part, il existe de nombreux jeux, en particulier les productions indépendantes, mais aussi quelques grosses productions, qui sortent largement de ces visions du monde. Mais bien sûr pour découvrir ces œuvres, il est parfois nécessaire de regarder un peu plus loin que le dernier blockbuster mis en avant en boutique spécialisée … de s’intéresser réellement au média en somme.

Enfin, si l’étude – même détaillée – des messages idéologiques portés par les jeux vidéo est relativement facile, la véritable question est celle de l’effet sur les joueurs. En effet, qui dit émission d’un message dit réception ; et là le problème est nettement plus complexe. Dans une tribune dans le Huffington Post, Olivier Mauco explique pourquoi il est impossible d’étudier les effets des jeux vidéo (centré, comme toujours, sur l’aspect violent). On ne peut cependant pas pour autant écarter l’idée que le contenu des jeux vidéo ait, à l’instar des autres médias, un effet sur les joueurs.

Des limites de l’étude du contenu

Mais ces questions sur l’idéologie des jeux vidéo traitées par le prisme de leur contenu reviennent finalement à considérer le jeu vidéo comme un film, c’est-à-dire à le réduire à son aspect audiovisuel. Or si le jeu vidéo possède une composante audiovisuelle incontestable, cela ne suffit pas en soit à définir un jeu vidéo, puisque cela ignore à la fois tout l’aspect fondamentalement informatique du jeu vidéo et son aspect ludique… soit finalement les deux éléments qui constituent intrinsèquement le cœur du jeu vidéo. Un jeu vidéo est une expérience qui ne peut être appréhendée qu’en y jouant.

C’est pourquoi, si l’étude de l’idéologie portée par le contenu des jeux vidéo, et plus encore de ses effets, n’est pas inutile, il est encore plus fondamental de s’attarder à l’étude de l’idéologie portée par l’expérience de jeu, c’est à dire l’idéologie véhiculée par le média lui-même : l’idéologie du jeu vidéo.

  1. Étudié en détail en ce qui concerne les FPS par Nina Huntemann dans Playing with Fear: Catharsis and Resistance in Military-Themed Video Games, cité par Mathieu Triclot dans Philosophie des jeux vidéo
    Lire aussi Guerres à portée de tous, par Tony Fortin, Le Monde Diplomatique, juillet 2007
  2. A partir du moment où les canaux de discussions sont (pseudo-)globaux et que le jeu pousse au commerce entre joueurs,  l’absence de système d’échange global transforme les canaux de discussion en spam de petites annonces marchandes
  3. Cette virilisation est nettement moins présente dans les jeux asiatiques
  4. Lire par exemple : L’Arlésienne du « jeu vidéo pour fille », Marion Coville, Blog Playtime, 07 novembre 2012
  5. Pour Olivier Mauco, il s’agit, dans une période de crise économique, d’une stratégie marketing de défense cherchant à bétonner des positions déjà établies sur un marché connu et largement investi par la publicité. (cité dans Canard PC n° 274 – 17 Avril 2013, p50

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