[Reprise] Jeux vidéo, art et culture (Sébastien Genvo)

Sébastien Genvo, maître de conférences à l’université de Lorraine, enseignant-chercheur sur les enjeux artistiques et culturels des jeux video, auteur notamment du livre, Le jeu à son ère numérique : Comprendre et analyser les jeux vidéo et qui réalise actuellement une série de vidéos (que je vous recommande) sur les théories des jeux vidéo tenait le week-end dernier une conférence intitulée Jeux vidéo, art et culture, dont je reproduis avec son autorisation le contenu ci-dessous (la transcription en texte est de moi).

Version audio, enregistrée par Nicolas Burki.

Texte

Une nouvelle forme d’art ?

Les jeux vidéo quittent peu à peu leur image traditionnelle de média pour des jeunes adolescents qu’ils avaient notamment dans les années 80. Par exemple dans les années 80, beaucoup de films mais aussi les médias, insistaient sur le fait que le jeu vidéo était avant tout pour les jeunes garçons ou adolescents.

On se rend compte que cette image de loisir pour adolescent masculin est en train de changer. Au cours des années 2000 notamment, plusieurs manifestations qui sont emblématiques de ces logiques d’institutionnalisation, de légitimation artistique et culturelle des jeux vidéo ont eu lieu : l’exposition Museogame en 2010 au Conservatoire National des Arts et Métiers, lieu symbolique par rapport à cette thématique-là et Game Story, une autre exposition qui a fait beaucoup de bruit, au Grand Palais, autre lieu très symbolique. On se rend compte que les jeux vidéo sont de plus en plus acceptés comme une forme culturelle dominante et prennent de plus en plus la voie de l’institutionnalisation en tant que forme d’art.

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Le rendement décroissant de WoW comme modèle social ?

Ce que j’entends ici par rendement décroissant, c’est le fait que le rapport entre le produit d’une action et son coût (le rendement) diminue constamment à mesure que l’on augmente l’effort pour en obtenir plus. Autrement dit, si pour obtenir un résultat Y il faut un effort de X (rendement de 100%), pour obtenir un résultat de 2Y, il faudra par exemple 3X (rendement de 67%), pour obtenir 3Y, il faut 6X (rendement de 50%), etc.

L’évolution de puissance dans World of Warcraft

Les phénomènes de rendement décroissants sont très présents dans les jeux de rôle massivement multi-joueurs (MMORPG), et ce à de nombreux niveaux. Je m’attacherai ici à l’analyse de la principale expression de ce principe : l’évolution de la puissance du joueur, en prenant comme exemple World of Warcraft, qui l’illustre parfaitement.

Dans un MMORPG, la puissance du joueur, c’est sa capacité d’agir sur le monde du jeu. Selon la classe et la spécialisation du personnage, cette capacité d’action varie : infliger des dégâts, en encaisser sans mourir, soigner ses alliés, affaiblir ses ennemis… Pour simplifier, on prendra le cas d’un personnage dont le rôle principal est d’infliger des dégâts aux adversaires ; sa puissance se mesure alors en dégâts par seconde (DPS).

Or si l’on observe la progression de la puissance du joueur au fil du jeu, on peut distinguer trois phases :

1. Une puissance de base

Chaque joueur commence avec une puissance de base et une ou deux techniques très simples, qui lui permettent d’agir sur le monde, afin de pouvoir réaliser les premières quêtes et progresser dans le jeu. De plus, de nombreuses fonctionnalités du jeu sont accessibles indépendamment du niveau, comme la possibilité de discuter avec les autre joueurs, de rejoindre une guilde, de commercer, etc.

2. Une progression rapide…qui ralentit rapidement

En quelques quêtes réussies, le personnage monte d’un niveau, augmentant grandement sa puissance. Il en est de même des niveaux suivants. Atteindre le niveau 10 prend quelques heures de jeu, le niveau 20 prend une dizaine d’heure, etc. En fait, chaque niveau est légèrement plus long à obtenir que le suivant, et pour une augmentation de puissance qui reste sensiblement identique. Dit autrement, pour un même gain de puissance, l’effort nécessaire est légèrement plus important. Le rendement (puissance/effort) est donc légèrement décroissant au fil de la progression dans le jeu.

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Idéologie du jeu vidéo 2/2

Analyser l’idéologie des jeux vidéo en étudiant leur contenu – pris individuellement ou en essayant d’en dégager les caractéristiques dominantes – permet surtout d’amorcer une réflexion sur les conditions de production des jeux vidéo. Mais cette approche, en se concentrant sur les aspects audiovisuels et scénaristiques, néglige l’aspect fondamentalement informatique du jeu vidéo d’une part, et son aspect ludique d’autre part … soit finalement les deux éléments qui constituent le cœur du jeu vidéo.

Si le contenu d’un jeu vidéo est l’aspect le plus visiblement porteur d’idéologie, c’est aussi le moins profond, puisqu’il est même parfois possible de décliner un même jeu en en changeant simplement l’habillage graphique.

Mais il existe une véritable idéologie du jeu vidéo, non pas portée par les jeux vidéo, mais contenu dans le jeu vidéo lui-même. « Le message, c’est le médium » ((« (…) en réalité et en pratique, le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un médium sur l’individu ou sur la société dépendent du changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie. » Marshall McLuhan : Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’homme, 1964)), célèbre formule de Marshall McLuhan, s’applique peut-être plus qu’à tout autre média au jeu vidéo.

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Idéologie des jeux vidéo 1/2

Les jeux vidéo, en tant que médias, sont porteurs de messages, de manière parfois explicite et évidente et toujours de manière implicite. Ils sont donc porteur d’une certaine vision du monde, c’est-à-dire d’un ensemble d’idées et de valeurs qui n’ont pour les auteurs pas besoin d’être explicitées car elles sont considérées comme la norme. C’est ce que j’appellerai ici l’idéologie.

Idéologie des jeux dominants

Parler de l’idéologie des jeux vidéo peut avoir à première vue autant de sens que de parler de l’idéologie des livres ou de l’idéologie des films, c’est-à-dire aucun sens. On trouve en effet dans les jeux vidéo à peu près toutes les idéologies qui existent. Je m’attacherais donc ici à décrire les idées véhiculées par les productions vidéoludiques dominantes, au sens des jeux bénéficiant de la plus large diffusion et de la plus grande exposition médiatique et commerciale.

Un monde militarisé et violent

La guerre a toujours été présente dans les œuvres culturelles, des récits aux films en passant par les tableaux ou les chansons, mais les jeux militaires occupent une place particulière dans la production de jeux vidéo : ils font partie des jeux qui bénéficient des plus gros budgets de production et des plus gros budgets de promotion, et sont surreprésentés dans les classements des meilleures ventes.

Les principales idées véhiculées par ces jeux sont que la guerre est un état de fait normal, mais aussi que les conflits se résolvent par la force, même quand il s’agit de conflit contre des rebelles (« des terroristes » s’il s’agit de méchants). Cette idéologie accompagne parfaitement la théorie des États-Unis de la « guerre contre le terrorisme » et du choc des civilisations qui l’inspire, en particulier de depuis le 11 septembre1. On constate l’augmentation des thématiques centrées sur les opérations spéciales agissant au mépris de tout droit international et souvent même des droits de l’homme (légitimé par le caractère juste de la cause). L’assassinat d’un leader des forces adverses est un objectif de mission fréquent.

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Quel droit d’auteur pour le jeu vidéo ?

Derrière la question du statut juridique du jeu vidéo se pose principalement la question de sa relation avec le droit d’auteur et les questions de « propriété intellectuelle ». Ces questions sont rapidement très techniques. L’objectif de cet article est de se détacher des problématiques techniques pour en dégager les questions et les choix politiques sous-jacents.

Le droit d’auteur régie pour une œuvre les relations entre d’une part l’auteur et l’exploitant (dans le cas du jeu vidéo : le studio puis l’éditeur) et d’autre part entre l’exploitant et le public. Cet article ne traite que de la première relation, de loin la plus simple.

Droit d’auteur contre copyright

La principale caractéristique du droit d’auteur français est que l’auteur doit être rémunéré proportionnellement aux ventes de son œuvre. Ainsi, le contrat entre l’auteur d’un roman et son éditeur doit obligatoirement comporter une forme d’indexation de la rémunération de l’écrivain sur le volume des ventes. Le droit d’auteur implique également un droit moral inaliénable qui accorde en particulier 1  à l’auteur un droit de repentir ou de retrait vis-à-vis du cessionnaire, mais il est dans les faits peu utilisable 2.

Au contraire, la conception anglo-saxonne du  « copyright » considère que si un travail est réalisé contre une rémunération, alors l’œuvre en résultant appartient entièrement à celui qui a payé l’auteur. Aucune condition de rémunération n’est fixée par la loi, elle peut être fixe ou proportionnelle selon le contrat qui lie les deux parties.

La conception anglo-saxonne est plus libérale, laissant aux parties le soin de s’entendre librement, alors que la conception française considère que le rapport de force étant déséquilibré, il est du rôle de la loi de protéger le plus faible (ici, l’auteur).

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